Miragoâne : le lac d’Haïti où fleurissent les espèces de poissons

Les îles caribéennes abritent une faune et une flore endémiques riches et variée. Cette incroyable diversité biologique s’explique notamment par le processus dit de « radiation adaptative », c’est-à-dire l’apparition de nombreuses espèces nouvelles dans un laps de temps restreint, du fait de leur adaptation à une gamme variée de niches écologiques. Une récente étude apporte un nouveau témoignage sur ce phénomène.

Si c’est dans le lac Miragoâne, en Haïti, qu’une nouvelle espèce de poisson du genre Limia a récemment été découverte (Rodriguez-Silva et al., 2020 ; voir notre article), cette dernière est loin d’être unique. Le lac compte en effet pas moins de neuf espèces connues appartenant à ce groupe de poissons, tandis que 19 des 23 espèces de Limia existantes se trouvent sur la seule île d’Hispaniola. L’article décrivant la neuvième espèce du lac suggérait par ailleurs que cette profusion de Limia pouvait s’expliquer par une radiation récente du groupe, due notamment à des différences écologiques. Une étude parue l’année plus tard sur les préférences alimentaires des espèces (Rodriguez-Silva et al. 2021 ; voir notre article) confortait cette piste, sans pour autant valider pleinement l’hypothèse.

Dans une étude récente, Spikes et ses collègues (2021) apportent un nouvel élément sur l’origine de la diversité des poissons Limia. Les chercheurs ont mené l’étude phylogénétique la plus complète réalisée jusqu’à présent sur ce groupe. Sur les 23 espèces de Limia connues à l’heure actuelle, ce sont en effet 18 espèces qui ont été prises en compte dans l’étude, incluant cinq espèces du lac Miragoâne.

L’équipe de chercheurs est retournée sur le terrain pour capturer des individus de 12 espèces et en extraire leur ADN mitochondrial. Ils ont choisi de comparer leurs séquences génétiques au niveau du gène du cytochrome b, un marqueur particulièrement utile pour déterminer des relations génétiques entre des espèces très proches. A ces données, les chercheurs ont ajouté les séquences de six autres espèces de Limia déjà connues dans la littérature. Enfin, trois espèces de Poecilia, considérés comme le groupe frère des Limia, ont permis d’avoir un échantillon génétique externe au groupe cible.

Quelques-unes des espèces de Limia rencontrées dans le lac Miragoâne (Spikes et al. 2021)

Les résultats indiquent clairement que les espèces échantillonnées dans le lac Miragoâne sont toutes dérivées d’une même espèce ancestrale et forment donc un groupe monophylétique, ce qui valide la thèse d’une radiation in situ. De plus, l’analyse généalogique des différents individus au sein de chacune de ces espèces n’a pas permis de classer celles-ci entre elles : les relations obtenues se mélangent, formant ce que les spécialistes appellent une « polytomie ». Cet arbre phylogénétique non résolu pourrait s’expliquer par une divergence très récente de ces espèces, qui, bien que différenciées sur le plan morphologique, ne sont pas encore totalement distinguables les unes des autres au niveau de la séquence génétique du cytochrome b utilisé comme marqueur. L’étude confirme enfin une évolution divergente des Limia sur les différentes îles de leur répartition géographique (Hispaniola qui comprend la grande majorité des espèces, Cuba, la Jamaïque et Grand Cayman).

S’il est maintenant certain que la diversité des espèces de Limia du lac Miragoâne résulte bien d’une radiation récente, les mécanismes expliquant cette radiation sont encore à éclaircir. Ces poissons occupent en effet des niches écologiques très proches et ont des traits d’histoire de vie similaires. Une des espèces diffère cependant d’un point de vue morphologique au niveau de la mâchoire, reflétant une possible spécialisation alimentaire (Rodriguez-Silva et al. 2021). Toutes les espèces présentent également un dimorphisme sexuel marqué. La sélection naturelle tout autant que la sélection sexuelle pourraient donc avoir agi de concert dans la radiation des Limia du lac Miragoâne.

Le lac Miragoâne s’illustre ainsi une nouvelle fois par sa biodiversité hors du commun, offrant de plus une occasion précieuse d’étudier sur le terrain le principe de radiation évolutive. En effet, le phénomène reste peu documenté, avec un nombre limité d’exemples concrets connus à ce jour. L’exemple le plus célèbre concerne la radiation d’un autre groupe de poissons, les cichlidés, dans les lacs de la Vallée du Rift à l’Est de l’Afrique. Tandis que d’autres études récentes soulignent l’importance du lac Miragoâne en termes de réservoir de biodiversité, y compris pour d’autres groupes tels que les oiseaux (Saint-Louis et al. 2021, voir notre article), l’urgence de développer des mesures de protection de ce lac d’eau douce parmi les plus vastes de la Caraïbe insulaire se confirme.

 

Références

Rodriguez-Silva, R., Spikes, M., Iturriaga, M., Bennett, K.-A., Josaphat, J., Torres-Pineda, P., Bräger, S. & Schlupp, I. (2021). Feeding strategies and diet variation in livebearing fishes of the genus Limia (Cyprinodontiformes: Poeciliidae) in the Greater Antilles. Ecology of Freshwater Fish, DOI: 10.1111/eff.12638.

Rodriguez-Silva, R., Torres-Pineda, P. & Josaphat, J. (2020). Limia mandibularis, a new livebearing fish (Cyprinodontiformes: Poeciliidae) from Lake Miragoane, Haiti. Zootaxa, 4768(3) : 395–404.

Saint-Louis, L.J., Jeffey Mackenzy, P., Célestin, W., Beaune, D. & Cézilly, F. (2021). A Baseline Survey of Waterbirds in Five Major Wetlands of Haiti. Waterbirds 44, 370-375.

Spikes, M., Rodríguez-Silva, R., Bennett, KA., Bräger, S., Josaphat, J., Torres‑Pineda, P., Ernst, A., Havenstein, K., Schlupp, I. & Tiedemann, R. (2021) A phylogeny of the genus Limia (Teleostei: Poeciliidae) suggests a single-lake radiation nested in a Caribbean-wide allopatric speciation scenario. BMC Res Notes 14, 425.